« La domestication de la levure Saccharomyces cerevisiae est le fruit d’une longue évolution qui nous renvoie aux origines de celle des plantes, il y a plus de 10 000 ans, explique Renaud Toussaint, responsable du service R&D de microbiologie chez Lesaffre. Avec le développement de l’agriculture, l’Homme s’est sédentarisé, développant des techniques de fermentation pour transformer les céréales en pain ou encore en boissons fermentées. Il a ainsi réussi à améliorer lentement et de façon empirique l’utilisation de ces micro-organismes ». La sélection de nouvelles souches d’intérêt est restée longtemps empirique et basée sur l’observation.
Progressivement, l’approche intuitive a laissé place à une approche scientifique pour permettre l’isolement de souches de plus en plus performantes. Au cours de la première partie de XXe siècle, la découverte des lois de l’hérédité et de l’acide désoxyribonucléique ou ADN comme support de cette hérédité permet l’essor d’une nouvelle science, la génétique. « Saccharomyces cerevisiae est le premier organisme eucaryote dont le génome a été séquencé en 1996 », se rappelle Didier Colavizza, docteur es sciences et responsable du Biotech Center au sein de la direction R&D chez Lesaffre. À l’époque, 20 laboratoires et 150 chercheurs avaient uni leurs efforts pendant dix ans pour aboutir à cette avancée. Lesaffre s’y était fortement investi en co-participant à la Yeast Industrial Platform. Le génome d’une levure est composé de 12 à plus de 50 millions de paires de bases. « Il faut des puissances de calcul énormes pour assembler toutes les données qui viennent du séquençage, annoter les génomes, et les comparer entre eux, souligne le Dr Colavizza. Aujourd’hui, avec l’évolution des techniques, en moins d’une semaine et avec moins de 75 euros, nous séquençons les génomes de nos levures dans notre centre de R&D ».
Ainsi, toutes les souches industrielles utilisées chez Lesaffre ont été séquencées. Mais dans la nature, « un très faible nombre d’espèces de micro-organismes ont été identifiées », révèle Renaud Toussaint. Chez Lesaffre, la souchothèque regroupe une collection de 12 250 micro-organismes (levures, bactéries, et champignons filamenteux) qui est enrichie continuellement. Si 90 % de la collection de levures est constituée de levures d’intérêt biotechnologique proches de Saccharomyces cerevisiae, notre unité de microbiologie souhaite désormais explorer d’autres écosystèmes pour enrichir et diversifier cette collection. «Sélectionner des levures non conventionnelles constitue une partie importante de notre travail, indique Renaud Toussaint. Ce sont des levures présentes dans l’environnement mais dont le potentiel est encore trop peu exploité, et qui restent une source de biodiversité et de nouvelles fonctionnalités ». À l’aide de techniques de génétique, ces souches peuvent en effet transmettre des caractéristiques spécifiques supplémentaires à nos levures industrielles et générer ainsi les produits du futur.
Des techniques de génétique classique au génie génétique
En panification, les techniques de génétique classique permettent la sélection de levures apportant de nouveaux arômes, ou une efficacité renforcée. « La principale technique utilisée fait appel à l’aptitude naturelle des levures à être croisées. Cette technique, encore appelée hybridation, consiste à créer une descendance à partir de deux individus aux caractéristiques complémentaires, afin d’obtenir des levures combinant ces deux caractéristiques». L’exposition des levures à des agents mutagènes (comme les rayonnements ultra-violets) génère des mutations aléatoires dans le génome. Les souches mutées sont ensuite sélectionnées selon le caractère que l’on souhaite privilégier », détaille le responsable R&D de microbiologie. Une autre technique utilise la capacité des levures à accumuler des mutations et à sélectionner des levures avec des propriétés améliorées.
Les stratégies génétiques ont évolué au même rythme que l’évolution des connaissances des génomes de nos souches et ont ainsi permis de nouvelles s’apparentant à de la génétique quantitative. « Les principes de ces techniques d’amélioration restent les mêmes, mais elles sont désormais utilisées à plus grande échelle, décrit Renaud Toussaint. Auparavant, réalisés à partir de quelques centaines de souche, les programmes de sélection portent désormais sur plusieurs dizaines ou centaines de milliers de souches. L’utilisation de plateformes de criblage robotisées permet d’isoler rapidement les meilleurs individus présents au sein d’une importante population de départ et ainsi d’alimenter constamment notre flux de nouveaux candidats intéressants qui feront les produits de demain ». Ces programmes de screening à haut voire très haut débit ne seraient pas possibles sans l’apport de nouvelles compétences essentielles comme la bio-informatique ou la biostatistique.
Toutes ces techniques de génétique dites classiques présentent toutefois des limites. Les mutations sont aléatoires, ne concernent pas toujours les caractères voulus et sont parfois délicates à reproduire. Le caractère polygénique des caractéristiques technologiques rend difficile l’amélioration des souches industrielles.
Pour y remédier, le génie génétique présente plusieurs avantages : « il permet de modifier intimement la structure de l’ADN, de surexprimer certains gènes ou de les remplacer par d’autres gènes, avec des fonctions nouvelles ou qui sont issues d’autres espèces ». Les techniques de transfert de gènes permettent d’intervenir de façon précise sur certaines séquences du génome. Il devient alors possible de ne se focaliser que sur certains critères d’amélioration, comme l’augmentation du pouvoir ferment, le rendement en croissance, la production d’arômes ou la résistance à des inhibiteurs.
Au sein de notre business unit Leaf spécialisée dans le domaine des biocarburants, l’introduction de huit modifications génétiques dont certaines issues d’autres espèces que la levure, a permis à celle-ci de produire de l’éthanol à partir de déchets de biomasse végétale. « D’ordinaire, les levures ne sont pas capables d’hydrolyser des matières végétales telles que le xylose, un sucre qui contient cinq atomes de carbone, décrypte Renaud Toussaint. Avec ces modifications génétiques, les levures deviennent capables de produire les enzymes capables d’hydrolyser les sucres en C5 ».
Vers la biologie synthétique
Pourtant, ces techniques de génétique moléculaire nécessitent parfois l’insertion de marqueurs de sélection, souvent des gènes de résistance à des antibiotiques. Le risque est que ceux-ci se transmettent à d’autres organismes et se disséminent dans l’environnement.
Aussi, des techniques moléculaires plus précises ont été développées. C’est le cas des techniques d’édition de génome comme Crispr-Cas9. « En dirigeant la protéine Cas9, il est possible d’induire une coupure double brin dans l’ADN génomique de levure à des endroits très précis et d’introduire des gènes favorisant la production et le rendement d’acides aminés ou de protéines spécifiques ». C’est avec une telle précision que pourront être créés de nouveaux micro-organismes produisant des métabolites comme la S-adénosylméthionine ou le glutathion. De nouvelles levures qui serviront de probiotiques en santé humaine, animale ou végétale.
Mieux encore, la biologie synthétique offre désormais la possibilité de construire des génomes par des techniques de synthèse d’ADN assistées par ordinateur. Elle permettra bientôt de rendre le génie génétique plus simple, plus rapide, et moins onéreux grâce à l’usage de principes d’ingénierie tels que la standardisation, l’automatisation et la bio-informatique. « Il y a 30 ans, cela relevait de la science-fiction, note le Dr Colavizza, mais en 2010 le premier génome de bactérie a été reconstruit de manière totalement synthétique par l’équipe de Craig Venter aux États-Unis. Et en 2014, c’était au tour du chromosome 3 de la levure S. cerevisiae ».
D’ailleurs, un projet mondial, dénommé ‘Yeast 2.0’ est en cours. Son objectif est de reconstituer le génome complet de la levure S. cerevisiae. « En synthétisant à façon le génome de cette levure, il sera désormais possible de le modeler pour qu’il produise des arômes, des enzymes, ou de nouveaux antibiotiques, selon les besoins des populations, s’exclame le Dr Colavizza. De tels organismes synthétiques pourraient également être exploités comme modèles pour des maladies humaines, afin d’identifier des cibles thérapeutiques pour de nouveaux traitements. » En somme, conclut Renaud Toussaint, « La biologie synthétique s’inscrit dans la continuité du génie génétique. Il est le début d’une nouvelle ère chez Lesaffre, avec de nouvelles perspectives pour tous nos secteurs d’activité ».