Comment nourrir une population croissante et en demande constante d’aliments de meilleure qualité ? Dans le passé, l’élevage intensif, l’introduction des pesticides et l’usage courant des antibiotiques chez les animaux, ont permis de relever ce défi. Ces avancées sont aujourd’hui remises en question du point de vue environnemental et du bien-être animal. L’agriculture industrielle est pointée du doigt et est accusée d’être responsable des émissions de gaz à effet de serre, de la destruction des habitats, de la perte d’animaux sauvages, de la dégradation des sols, de la surexploitation des terres et de l’eau, du dérèglement climatique… Et les solutions passées ne suffisent plus à nourrir la planète. La production mondiale de viande, qui a quadruplé depuis 19611, atteint aujourd’hui son point de rupture.
Face à ce constat et à la demande des consommateurs, les industriels de l’alimentaire cherchent à développer des alternatives aux sources de protéines, respectueuses de l’environnement. Et ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à la fermentation de précision.
De la tradition à la précision
Cette technologie récente repose sur la fermentation traditionnelle, un savoir-faire millénaire employé pour créer des aliments, améliorer leur conservation et leur valeur nutritionnelle. La fermentation traditionnelle peut utiliser des micro-organismes naturellement présents sur un substrat (support) comme les levures sur le raisin. Elle peut être mieux contrôlée grâce à un starter de levure et/ou bactéries, ou recourir au repiquage, une technique de fermentation dans laquelle une petite quantité du fermentat précédent est utilisé pour inoculer un nouveau substrat. On doit à la fermentation traditionnelle de nombreux aliments : pain, bière, vin, fromage, sauce soja, kimchi coréen…
La fermentation traditionnelle a adopté des méthodes industrielles, afin de produire des molécules d’intérêt comme des enzymes, avec des applications dans l’agroalimentaire ou la santé (probiotiques, vitamines…).
Améliorer le goût des substituts végétariens
Dans le secteur des alternatives aux protéines, la fermentation permet la production de micro-organismes destinés à améliorer le goût d’un ingrédient issu de plantes. C’est ce que propose Biospringer by Lesaffre, qui produit une gamme d’extraits de levure conçue pour améliorer le goût et les propriétés organoleptiques des alternatives aux protéines animales.
Autre technique moderne issue de la fermentation : la fermentation de biomasse. Celle-ci permet de produire de grandes quantités de micro-organismes comestibles (levures, bactéries, champignon filamenteux..), utilisés comme alternatives aux sources de nourritures produites par l’agriculture traditionnelle. Ces micro-organismes peuvent être consommés directement ou employés comme ingrédients fonctionnels : polysaccharides, protéines, lipides, acides gras oméga 3, vitamines, minéraux, fibres alimentaires…
La fermentation est aujourd’hui capable d’améliorer le rendement de la production de nourriture, la variété des produits alimentaires et de créer de nouveaux produits à partir de biomasse non-alimentaire. L’incidence qu’elle pourrait avoir sur la protection de l’environnement est loin d’être négligeable. Une récente étude montre que remplacer 20% seulement de la consommation mondiale de bœuf et autre bétail élevé en pâture par des protéines issues de la fermentation permettrait de réduire la déforestation annuelle de moitié d’ici 20502.
Une méthode à fort potentiel
Dernier développement majeur dans le monde de la fermentation : la fermentation de précision, qui fait déjà partie de la quatrième révolution industrielle pour le secteur agroalimentaire. La fermentation de précision permet de produire des composés spécifiques, à partir de matières premières renouvelables, avec des applications possibles dans des secteurs aussi variés que l’alimentaire, l’industrie chimique, la médecine ou les cosmétiques. En pratique, la fermentation de précision conçoit des micro-organismes comme des « usines à cellules ». Les micro-organismes sélectionnés, placés dans un bioréacteur et nourris d’un nutriment, sécrètent la molécule souhaitée. Protéines, enzymes, agents de goût, vitamines, pigments naturels, graisses… De nombreuses substances peuvent être ainsi produites, avec une composition identique aux produits d’origine, sans exploitation d’animaux et avec un faible impact sur l’environnement. La fermentation de précision ne créé pas ou très peu de sous-produits. Dans ces « usines à cellules », toutes les ressources sont réaffectées pour produire uniquement les composés désirés.
Procédé relativement récent, la fermentation de précision est déjà à l’origine de grandes réussites. L’insuline, employée dans la prise en charge du diabète et initialement issue d’animaux, est fabriquée par fermentation de précision depuis les années 1980. Il en va de même pour la chymosine. Cette enzyme produite par les cellules de l’estomac du veau et qui entre dans la composition de la présure des fromages, peut être fabriquée par fermentation de précision depuis les années 1990.
L’apport de la génomique
La fermentation de précision s’appuie sur une très grande compréhension des microbes impliqués dans le processus de fermentation et de leurs capacités métaboliques. Elle est aujourd’hui soutenue par les récentes avancées scientifiques basées sur l’étude des génomes et de la biologie de synthèse.
La génomique utilise le séquençage à haut débit, afin d’analyser les communautés microbiennes dans la nourriture fermentés et d’identifier les souches et caractéristiques désirables. La combinaison de la génomique et de la biologie de synthèse permet de concevoir des caractéristiques précises. La fermentation de précision a recours à diverses technologies en plein essor : intelligence artificielle, bio-informatique, biologie des systèmes et biologie computationnelle.
Des protéines animales sans élevage
De nombreuses startups et de plus grosses entreprises spécialisées dans la nutrition, la chimie ou les produits pharmaceutiques, se sont déjà engagées dans la fermentation de précision. Elles sont nombreuses à travailler à la production de protéines alternatives. Elles parviennent à reproduire des graisses telles que l’acide gras qui donne à une viande son goût particulier, des acides gras omega 3 issus d’algues, et même de l’huile de palme dont l’exploitation actuelle est responsable d’une importante déforestation. Parmi les ingrédients alimentaires issus de la fermentation de précision déjà commercialisés on trouve des glycosides de stéviol (édulcorants), des colorants et arômes destinés aux alternatives à la viande, des alternatives aux œufs, et des protéines de lait pour la production de substituts aux produits laitiers. Ces entreprises visent aussi la production d’ingrédients fonctionnels : prébiotiques, postbiotiques, vitamines…
Compléments alimentaires et cosmétiques
Les fabricants de compléments alimentaires, sont également en quête de procédés de production sûrs, vertueux et durables pour leurs molécules d’intérêt. Pour eux, Gnosis by Lesaffre produit aujourd’hui par fermentation la forme la plus pure de salidroside, un composant bioactif à la popularité grandissante et issu d’une plante, Rhodiola rosea, qui fait l’objet d’une surexploitation. Gnosis by Lesaffre produit aussi de la chondroïtine par fermentation, un complément alimentaire dont le sourcing implique l’exploitation d’animaux.
Les fabricants de cosmétiques, sous la pression de consommateurs qui souhaitent éviter des ingrédients issus de la pétrochimie et dont l’exploitation appauvrit les écosystèmes, investissent également dans la fermentation de précision. Leur objectif : produire des huiles de plantes, des pigments, des minéraux ou encore des acides organiques en limitant l’exploitation de ressources naturelles.
Afin de limiter au maximum l’impact environnemental et de faire baisser les coûts de production, les processus employés dans la fermentation de précision sont sans cesse optimisés. Les ingrédients produits sont actuellement nourris avec des nutriments issus de maïs ou de canne à sucre. Ces sources peuvent par exemple être remplacées par des sous-produits de l’industrie alimentaire et des circuits courts peuvent être mis en place. Une recherche constante de meilleurs procédés qui, ajoutée à la diversité des micro-organismes présents sur Terre et à l’avancée continuelle des technologies, offre à la fermentation de précision un avenir prometteur.
Notes :
¹ Food and Agriculture Organization of the United Nations (2023). Hannah Ritchie, Pablo Rosado and Max Roser (2019) – “Meat and Dairy Production” Published online at OurWorldinData.org.
² Humpenöder, F., Bodirsky, B.L., Weindl, I. et al. Projected environmental benefits of replacing beef with microbial protein. Nature 605, 90–96 (2022). https://doi.org/10.1038/s41586-022-04629-w
Sources :
Augustin, M. A., Hartley, C. J., Maloney, G., & Tyndall, S. (2023). Innovation in precision fermentation for food ingredients. Critical Reviews in Food Science and Nutrition, 64(18), 6218–6238. https://doi.org/10.1080/10408398.2023.2166014
Teng TS, Chin YL, Chai KF, Chen WN. Fermentation for future food systems: Precision fermentation can complement the scope and applications of traditional fermentation. EMBO Rep. 2021 May 5;22(5):e52680. doi: 10.15252/embr.202152680. Epub 2021 Apr 27. PMID: 33908143; PMCID: PMC8097352.