Découverts dans les années 1920, mais rapidement éclipsés par les antibiotiques et oubliés, les bactériophages reviennent sur le devant de la scène. Composés antimicrobiens prometteurs, ils ont des applications potentielles dans de nombreux secteurs, dont l’agroalimentaire. Ces virus, prédateurs naturels des bactéries, inoffensifs pour les êtres humains et les animaux, possèdent une forte spécificité. Cette particularité en fait des candidats précieux pour la détection précise et le contrôle des agents pathogènes à chaque étape du processus de production alimentaire.
Évoluer d’un champ d’action large aux solutions ciblées
Historiquement, les domaines de l’agriculture et de la transformation ont été fortement dépendants de l’utilisation d’antibiotiques. Aujourd’hui l’industrie s’éloigne de ces produits, dont l’utilisation imprudente et excessive a donné naissance à des bactéries résistantes aux médicaments, laissant la place aux phages et leurs dérivés. Ces tueurs de bactéries sont de plus en plus reconnus en tant qu’approches complémentaires pour maintenir les aliments à l’abri des risques.
« En général, l’industrie alimentaire adopte une approche qui multiplie les obstacles contre les bactéries pour garantir une sécurité alimentaire« , explique Joelle Woolston, vice-présidente des opérations de laboratoire chez Intralytix, une société américaine spécialisée en bactériophages à destination des secteurs de l’environnement, de l’agro-alimentaire et de la santé et partenaire de Lesaffre depuis 6 ans. « Toutes les bactéries présentes, de la ferme à l’assiette, sont éliminées à l’aide de plusieurs méthodes telles que l’utilisation de la chaleur, de produits chimiques ou d’antibiotiques. Le champ d’action est très large. Les phages, en revanche, sont beaucoup plus spécifiques. Chaque type de phage cible une bactérie spécifique « .
Longtemps, l’action ciblée des phages fut considérée comme un handicap pour les mesures de biocontrôle. Toutes les bactéries étaient mauvaises – et les agents à large spectre d’action permettaient justement d’éliminer toutes les bactéries. Il n’y avait pas de place pour des armes plus subtiles et spécifiques. Cependant, de récentes découvertes sur le microbiome et l’importance de leur écosystème interactif ont eu raison de ces idées préconçues. Les chercheurs se sont aperçus que l’élimination de tous les microorganismes d’un milieu pouvait avoir des conséquences inattendues, celles notamment de laisser un espace vide qui pouvait être reconquis par n’importe quelle bactérie, bonne ou mauvaise.
« En récupérant cet espace laissé à neuf, les bactéries pathogènes peuvent revenir encore plus fortes qu’avant. Il est préférable de laisser le caractère compétitif des bactéries guider l’équilibre de la microflore« , ajoute Joelle Woolston. Des phages, précisément sélectionnés, n’extermineront qu’un seul type de bactéries pathogènes, laissant intactes les bactéries bénéfiques. A mesure que l’espace se libère, leur nombre augmente, empêchant d’autant plus la réapparition des pathogènes et sécurisant davantage la zone. « Nous ne faisons que sélectionner des organismes qui sont déjà présents dans les aliments pour les placer au bon endroit, au bon moment et à une concentration légèrement plus élevée. Les phages ne semblent pas modifier l’équilibre du microbiome« . La plupart des études indiquent en effet, que l’utilisation des phages laisse la bioflore intacte. Sans fuel pour soutenir leur croissance, les bactériophages ont tendance à mourir une fois leur hôte, la bactérie, entièrement consommée.
Un contrôle précis des bactéries tout au long de la chaîne de transformation
L’utilisation des phages n’est pas universelle. Elle implique de savoir quelles bactéries initiales posent problème avant de pouvoir les cibler et les éliminer. Toutefois, cela est loin d’être un obstacle pour l’industrie alimentaire. Les agents pathogènes problématiques, comme E. coli, la salmonelle et la listeria, sont assez bien reconnus et caractérisés. Pour être efficaces, les phages doivent cependant entrer en contact avec ces bactéries et s’y accrocher. Ils doivent ainsi être déployés à une concentration adaptée, d’autant plus qu’ils ont tendance à être plus performants dans des environnements liquides. Heureusement, les aliments tendent à contenir d’importantes quantités d’eau, ou nécessitent de l’eau pour leur transformation.
« L’utilisation des phages est assez facile et simple, très respectueuse de l’environnement et sans danger pour les employés. Ils peuvent être utilisés partout où les bactéries posent problème et leur ingestion ne semble pas avoir d’effets indésirables« , commente Joelle Woolston. L’industrie de la viande, en particulier, a d’ores et déjà adopté les phages dans ses chaînes de transformation. « Les bactériophages peuvent être utilisés à n’importe quel stade, selon le profil du produit final. Par exemple, pour éliminer les salmonelles, les phages peuvent être appliqués sur les œufs, sur les poussins juste après l’éclosion, ou même dans l’eau de boisson ou la nourriture des poulets. Plus couramment, les phages sont dispersés après la récolte, directement sur les aliments dans la chaîne de transformation. Nous avons étudié les étapes de transformation de différents établissements de production afin d’adapter les points de contrôle où les phages seraient le plus efficace possible« .
En général, les phages ne sont pas utilisés seuls. Ils s’ajoutent à la chaîne de traitement, ou se substituent à une méthode de stérilisation que l’on souhaiterait remplacer. On pense notamment aux radiations, dont l’utilisation affecte la saveur et n’est ni très respectueuse de l’environnement, ni très sûre. L’objectif reste toujours de multiplier les obstacles pour les bactéries avant d’obtenir le produit final. « Il faut cependant garder en tête que les phages peuvent être sensibles aux mêmes éléments que les bactéries. Leur introduction dans la chaîne de traitement doit donc être réfléchie, » précise Joelle Woolston. « On ne peut pas prétendre à des résultats, si de l’eau de Javel est ajoutée juste après l’introduction les phages. ».
S’adapter à un domaine en pleine évolution
En 2006, Intralytix fut la première entreprise à obtenir aux Etats-Unis l’approbation de la FDA (l’Administration américaine des Denrées Alimentaires et des Médicaments) pour l’utilisation des phages dans le domaine de la sécurité alimentaire. Après avoir montré patte blanche quant à la sécurité des phages autant dans la production que la consommation des aliments, l’entreprise convainc l’instance réglementaire de leur potentiel pour l’industrie alimentaire.
« Le processus réglementaire fut, pour ainsi dire, intéressant. Au début, les phages n’entraient même pas dans les catégories pré-définies qui nous étaient proposées« , explique Joelle Woolston. « Aucune des agences de réglementation auxquelles nous nous sommes adressés, n’avaient été confrontées aux phages auparavant. Nous avons travaillé main dans la main pour surmonter les procédures réglementaires. Intralytix a beaucoup appris de ces échanges avec la FDA, mais l’inverse est également vrai. Malheureusement, l’Union Européenne reste encore frileuse à l’utilisation des phages dans les aliments. »
L’une des considérations majeures fut l’utilisation exclusive de phages lytiques dans les préparations. Ces derniers ne s’intègrent pas dans le génome des bactéries et n’entraînent donc pas la propagation de l’ADN bactérien. Selon Joelle Woolson, « Cela permet d’éviter les inquiétudes concernant des changements de population bactérienne non souhaités. Il est important de limiter l’impact sur le microbiome existant. La réglementation est très stricte sur ce point« .
Autre considération : l’apparition éventuelle de facteurs de résistance. A cette problématique, Joelle Woolston suggère d’anticiper l’évolution bactérienne en utilisant des cocktails de phages lytiques. » Face aux phages, les bactéries sont étonnamment habiles et agiles « , explique-t-elle. » Elles évoluent constamment et développent des résistances, comme lorsqu’elles sont confrontées aux antibiotiques. Cependant, les phages évoluent constamment aussi, en même temps que les bactéries – alors qu’aucun nouvel antibiotique n’a été découvert depuis plus d’un demi-siècle. Pour chaque nouvelle bactérie qui nait, on peut généralement trouver des phages capables de les éradiquer efficacement. »
Elle ajoute : « Aujourd’hui, nous avons la possibilité d’ajouter des phages à nos cocktails sans avoir à soumettre une nouvelle demande d’approbation à la FDA, à condition qu’ils répondent aux critères initiaux. Le secteur est en constante évolution, et avec lui, les bactéries problématiques. Nous sommes capables de modifier et d’adapter notre cocktail de phages pour répondre à ces changements et aux besoins de l’industrie. »
Les installations de transformation des aliments se prêtent assez facilement à l’application des phages, mais ces derniers pourraient être utilisés partout où les bactéries sont présentes. » Leur utilisation pourrait être élargie à d’autres marchés, comme celui des aliments crus pour animaux de compagnie, l’aquaculture ou la production végétale. Pour chaque secteur, il faudra s’adapter aux process – et à ses agents pathogènes spécifiques – afin de créer des cocktails de phages ciblés. On espère qu’à l’avenir, les phages soient considérés comme les garants de la sécurité alimentaire qu’ils sont. Il est important de dépasser l’idée qu’il s’agit de virus et de comprendre que tous les microbes ne sont pas mauvais. Si nous leur laissons une chance, les phages pourraient être les probiotiques de l’industrie alimentaire. »
Bactériophage prêt à injecter son matériel génétique dans la bactérie hôte