Si leur nom fait penser à du métal en fusion, les biofonderies offrent une image bien différente : des salles aseptisées et résolument modernes, où des dizaines de robots et d’instruments de laboratoire fonctionnent de façon coordonnée pour réaliser toutes les manipulations nécessaires au séquençage génétique, à l’édition de génome ou à la sélection de microorganismes. Elles n’ont pas pour autant été baptisées ainsi par hasard : de la même façon que les fonderies ont révolutionné la métallurgie du 19e siècle, les biofonderies (biofoundries en anglais), aussi appelées fonderies génétiques, fonderies de génomes ou fonderies d’ADN, constituent aujourd’hui une véritable rupture technologique. La biofonderie permet aux scientifiques de programmer à très grande échelle des cellules, ce qui laisse entrevoir de nouvelles perspectives de développement pour l’industrie de la levure et de la fermentation.
Des nouvelles technologies génétiques aux biofonderies
Aujourd’hui, vingt-six institutions académiques prestigieuses, parmi lesquelles l’université de Harvard ou l’Imperial College de Londres, se sont déjà dotées de biofonderies. Cela entre dans le cadre d’une tendance plus large : un véritable engouement pour le génie métabolique, qui vise à mieux connaître le fonctionnement des organismes et/ou à développer en laboratoire des systèmes biologiques dotés de propriétés recherchées – des levures ou des bactéries capables, par exemple, de synthétiser naturellement une molécule d’intérêt thérapeutique. Même si les premiers travaux sur le « design » du vivant ont près de vingt ans, on marque réellement la naissance de la biologie de synthèse en 2010. Une équipe du J. Craig Venter Institute (JCVI) parvient alors à fabriquer de toute pièce un génome parfaitement fonctionnel de bactérie, ouvrant de nouveaux horizons industriels pour les microorganismes : il devenait envisageable de designer ses propres souches de microorganismes, en fonction de ses besoins, mais aussi de construire des « usines vivantes sur mesure », capables de synthétiser, par la fermentation plutôt que par la chimie, des médicaments, des biocarburants ou encore des composés qui, comme l’isoprène, permettent de fabriquer des polymères sans pétrole.
Depuis dix ans, les technologies d’édition génétique, permettant une modification localisée et précise de séquences d’ADN, voire la conception de gènes ou génomes synthétiques complets, ne cessent de se perfectionner. D’importants progrès ont aussi été réalisés dans d’autres domaines, comme le triage rapide de cellules (par cytométrie de flux), l’automatisation, la robotique, les capacités de stockage informatique et les data sciences. Toutes ces innovations combinées permettent désormais la conception informatisée, puis la fabrique rapide et massive de séquences d’ADN synthétiques, mais aussi le test et l’analyse simultanés de nombreuses combinaisons génétiques différentes.
Les biofonderies, accélératrices d’innovation
Jusqu’ici, toutes les manipulations nécessaires au génie biologique étaient si précises (pipetage d’infimes quantités de liquides, introduction de matériel génétique dans les cellules, criblage des microorganismes obtenus, etc.) qu’elles prenaient énormément de temps. Les biofonderies, en automatisant ces tâches laborieuses et en les réalisant à la chaîne, accélèrent considérablement les cycles de R & I, de la conception d’une souche de levure à sa fabrication puis à la vérification du résultat, tout en améliorant leur exactitude. Elles permettent surtout de réaliser et de tester des milliers de prototypes de microorganismes en parallèle. Un bras robotique y déplace en effet de petites boîtes en plastique, contenant des milliers d’alvéoles, donc autant d’échantillons, d’un appareil à l’autre. Après avoir créé une variabilité génétique à l’échelle de centaines de milliers de variantes de souches de levures ou de bactéries, toutes ces options peuvent ainsi être évaluées en simultané à l’aide de protocoles automatisés et de logiciels d’analyse des données, de manière à ce que les meilleurs modèles puissent être sélectionnés.
Les biofonderies s’avèrent également utiles pour le développement d’organismes non génétiquement modifiés, destinés à l’alimentation par exemple, puisque toutes les étapes facilitant la sélection et le croisement de levures, en vue d’une évolution dirigée, peuvent, elles aussi, être automatisées. Même si les souches sont créées avec des méthodes plus classiques, elles le sont plus rapidement. C’est un point particulièrement important pour Lesaffre compte tenu de son engagement à ne pas utiliser d’organismes génétiquement modifiés dans des applications alimentaires destinées à la consommation humaine ou animale.
De nouvelles découvertes en perspective pour Lesaffre
La biofonderie que nous inaugurerons à l’automne comptera plus de 14 robots, plus de 30 instruments de pointe, des logiciels de conception et des logiciels d’analyse de données, ainsi qu’une imprimante 3D stéréolithographique pour chaque prototypage de matériel de laboratoire. Elle réunira par ailleurs trois grands types de compétences : des ingénieurs spécialisés en automatisation et génie logiciel, des chercheurs spécialisés en criblage haut débit et des biologistes experts en design biologique (une équipe mélangeant techniciens spécialisés en méthodes classiques de sélection de levures, en génie génétique, en génie métabolique, en physiologie des microorganismes et en biologie des systèmes). Surtout, elle bénéficiera d’une technologie particulièrement innovante d’édition génétique, à laquelle elle a accès depuis que Lesaffre a signé un partenariat stratégique avec Recombia Biosciences en octobre 2020. Cette technologie permet d’effectuer de nombreuses modifications génétiques en parallèle, donc de générer simultanément des milliers de souches de levure différentes. Cela devrait agrandir de façon exponentielle le catalogue d’ingrédients biosourcés, synthétisées par des levures reprogrammées génétiquement, tels que les composés de biocarburants, les substituts de pétrole pour la fabrication de matériaux plastiques, les molécules d’intérêt thérapeutique, les produits de biocontrôle agricole sans pesticides, etc., et permettre également d’accélérer considérablement les programmes classiques d’amélioration génétique de levures et de bactéries.
Toutes nos Business Units devraient trouver un intérêt à travailler avec la nouvelle biofonderie, y compris en boulangerie, brasserie ou œnologie : si ces secteurs alimentaires ne peuvent avoir recours qu’à des techniques de développement classiques, sans édition de génome, la nouvelle installation permettra de cribler des dizaines de milliers de levures en même temps, augmentant les chances de trouver rapidement des souches d’intérêt (ayant une fermentation plus performante, produisant de nouvelles saveurs, ayant moins de coproduits de fermentation…). Les perspectives sont alléchantes. Parmi la multitude de combinaisons génétiques qui seront testées, certaines donneront peut-être même naissance à des produits et applications auxquels personne n’a encore pensé, mais qui répondront à de véritables besoins !
Quelles seront les activités de la nouvelle biofonderie lilloise de Lesaffre ?
Elle se concentrera surtout sur le criblage à haut débit de souches de microorganismes générées par des méthodes de génie biologique classiques, non génétiques. Cela impliquera notamment pour Lesaffre de se concentrer sur les levures et les bactéries pour les applications de panification. Mais elle testera aussi les levures et bactéries génétiquement reprogrammées dans l’autre biofonderie que nous construisons avec Recombia Biosciences, en Californie. Le laboratoire lillois, qui ouvrira en 2022, permettra un criblage génétique mais aussi fonctionnel des différentes souches produites : elle pourra autant faire leur séquençage génomique que l’analyse de l’ARNm et des protéines qu’elles synthétisent, afin de mieux comprendre la performance des levures dans différents procédés présentant un intérêt pour Lesaffre, à savoir un criblage en laboratoire ou un cycle de production dans l’une de nos usines dans le monde.
En quoi révolutionnera-t-elle la R & I ?
Il ne faut pas juste le voir comme un nouveau laboratoire, mais comme une nouvelle manière de travailler et d’intégrer toutes nos étapes du développement. L’objectif de la biofonderie est d’accélérer le cycle « Design – Build – Test » en automatisant autant que possible les tâches et en permettant de traiter un grand nombre d’échantillons à la fois. Avant, on rencontrait parfois un goulot d’étranglement dans nos opérations : nous étions capables de produire 10 000 souches par semaine, mais pas d’en analyser autant dans le même temps ! La biofonderie permettra de le faire, grâce à des techniques de criblage à haut débit.
En quoi la biofonderie intéressera-t-elle aussi le secteur alimentaire, si celui-ci ne peut avoir recours au génie génétique ?
Nous avons en effet pour politique de ne pas utiliser le génie génétique dans ce secteur. Mais, comme les techniques de développement classiques (croisements, hybridation…) sont moins précises et contrôlées, nous finissons par avoir une bibliothèque de près d’un million de souches de levures. La biofonderie, en permettant d’en évaluer mille fois plus par unité de temps par rapport aux méthodes précédentes, augmentera nos chances de trouver ce qu’on recherche dans cette masse, en un temps raisonnable.